CHAPITRE 32
Autour de lui, l’ambiance de la réception s’échauffait, comme une marmite au bord de l’ébullition. Spence se tenait à l’écart, un bras en écharpe, dans l’autre main un verre de champagne rosé dont il observait les bulles qui remontaient pour éclater à la surface pendant que les invités se pressaient autour de tel ou tel héros du jour, et que les histoires allaient bon train, dites et redites devant un public qui ne s’en lassait pas. De tous les acteurs du drame, seul Spence restait isolé, autant par choix personnel que par effet du hasard.
La réception avait été l’idée de Zanderson : une façon de récompenser la loyauté de ses fidèles et de remercier ses sauveteurs. Après un dîner somptueux, on avait enlevé les tables, et ce que le directeur appelait une réception « plus intime » avait commencé, et elle paraissait inclure tous les résidents de la station.
Kyr était naturellement l’attraction principale. Tous les yeux de l’assistance se tournaient vers lui. Même Spence ne pouvait s’empêcher de jeter de temps à autre un œil en direction du Martien qui dominait les convives massés autour de lui d’une bonne tête. La salle vibrait d’énergie, comme si des lignes à haute tension diffusaient dans l’air de l’électricité. Spence devinait presque les gros titres des journaux là-bas sur Terre.
Kalnikov, le poignet bandé, et Packer, l’œil gauche au beurre noir – résultat d’un coup reçu lors d’une échauffourée avec Ramm et ses hommes – arboraient leurs blessures comme des marques de courage, tout en faisant face à un public de techniciens rattachés à MIRA, d’étudiants de troisième année et d’autres résidents fascinés par l’aspect technique de la pénétration du système de l’ordinateur. Adjani était assiégé par une foule suspendue au moindre de ses mots et qui exprimait son étonnement admiratif en l’assaillant de questions sur son aventure.
Gita dont le charme et la simplicité avaient conquis la majorité des résidents de Gotham, était le centre d’un large cercle d’admirateurs qui se régalaient de ses récits d’aventures, réelles ou imaginaires mais racontées à sa façon qui était inimitable.
Auguste Zanderson, au mieux de sa forme, tenait une sorte de conférence de presse ambulante en se mêlant tout à tour à chaque groupe pour faire l’éloge en termes ronflants, et d’une banalité affligeante, de la bravoure et du courage de tous ceux qui s’étaient trouvés impliqués.
Spence aussi avait entendu raconter les faits. L’astucieux Ramm et ses hommes, alors qu’ils ratissaient les conduits de ventilation à la recherche de la cachette des loyalistes, avaient été victimes comme tout le monde des effets du tanti. Après avoir repris leurs esprits, mais quelque peu ralentis dans leurs mouvements, ils avaient repris leurs recherches et avaient finalement découvert le repaire. Heureusement pour eux, la plupart des loyalistes s’étaient déjà remis à l’arrivée de Ramm. Il y avait eu un bref combat au cours duquel plusieurs cadets avaient été touchés par les projectiles des tasers. Kalnikov s’y était distingué comme pugiliste de première grandeur, en mettant au tapis Ramm et trois de ses hommes les plus acharnés en autant de coups de ses poings redoutables. Packer aussi avait fait un bon usage de ses poings, et les rebelles avaient été maîtrisés.
Le Dr Williams, seul et ne sachant que faire, s’était barricadé dans son bureau où on était venu le cueillir : il s’était rendu sans protester en échange de la promesse que les avocats de GM tiendraient compte de ce fait dans le procès de son cas.
Zanderson et Gita avaient repris le contrôle d’AdSec, sans rencontrer beaucoup de résistance de la part d’un Wermeyer complètement groggy. Au grand dam de son ancien assistant, le directeur avait repris la barre avant qu’il ait eu le temps de retrouver son état normal. Le directeur s’était alors emparé de la radio et avait diffusé un message sur le système de haut-parleurs qui couvrait Gotham, pour rassurer une population chancelante et désorientée. Après le choc initial, la station spatiale avait lentement retrouvé son aspect habituel.
Tout était fini, mais on n’aurait jamais fini d’en parler.
Spence soupira et jeta un coup d’œil autour de lui. Il n’avait pas revu Ari, sauf pendant un bref instant avant le dîner. Il se haussait dans l’espoir de l’apercevoir : la dernière fois qu’il l’avait vue, elle était entourée par un groupe de ses amis et une petite troupe de jeunes fonctionnaires aux yeux doux, rattachés au personnel d’AdSec.
« Vous cherchez quelqu’un ?
— Pour tout te dire, c’est toi que je cherchais. » Spence inspecta le fond de son verre.
« Comme c’est gentil !
— Je… euh… suppose que tu es contente d’être de nouveau ici…» Imbécile, criait-il intérieurement. Dis-lui !
Ari sourit, mais la lumière de ses yeux était quelque peu assombrie. « Oui, je suis contente d’être ici. Pas toi ?
— Oh, bien sûr… je suppose. » Spence détourna son regard. Comment pouvait-il lui dire tout ce qu’il voulait lui dire ? Ce n’était ni l’endroit ni le moment. Quelque chose avait changé dans leurs rapports et cela pesait sur eux comme un gros nuage. « C’est vraiment une bonne nouvelle en ce qui concerne ta mère.
— Oui, n’est-ce pas ? Les médecins disent qu’il y a plus de cinquante pour cent de chances qu’elle fasse des progrès. Papa lui a même parlé ce matin. Il y a certainement eu un gros changement, et presque du jour au lendemain. Je suis si heureuse. Je…» Sa voix retomba et dit très bas : « Spencer, ai-je fait quelque chose qui t’a blessé ? »
La question le piqua au vif. « Non. Qu’est-ce qui te fait dire cela ? »
Elle haussa les épaules et pencha la tête. « Toi. La façon dont tu te comportes avec moi. Tu m’évites, et puis ce soir…
— La façon dont je me comporte ?
— Tu dois reconnaître que tu n’as pas été très affectueux depuis que nous sommes revenus. »
Spence rougit et regarda ailleurs. Comment pouvait-elle le rendre responsable de la froideur qu’elle ressentait. Cela venait d’elle, pas de lui. Il cherchait ses mots pour lui répondre quand il fut sauvé par l’arrivée soudaine d’Adjani.
« Ah, vous voilà tous les deux ! J’espérais bien vous voir ce soir. J’ai finalement réussi à m’échapper » et d’un geste, il désignait la foule. « C’est une réunion impressionnante, non ? » Il remarqua l’expression de Spence. « Mais tu n’as pas l’air de t’amuser beaucoup. »
Sans tenir compte des susceptibilités qu’il avait pu froisser, Adjani gaffa un peu plus. « Ari, Spence vous a dit la nouvelle ?
— Non. » Il y avait un peu de raideur dans sa voix.
« Il est trop modeste, je suppose. » Spence lui-même se demandait ce qu’Adjani avait à l’esprit : il avait considéré plusieurs projets, mais rien encore n’avait été décidé.
Adjani finit par sentir qu’il était intervenu dans un moment délicat, et s’efforça de se retirer discrètement. « Excusez-moi. J’ai promis d’aller dire un mot à Packer. Désolé de vous avoir interrompus. »
Adjani s’éloigna et un silence gêné s’installa entre eux. Spence eut envie de partir, mais il se maîtrisa et resta en pensant qu’Ari devait ressentir la même chose.
« Quels sont tes projets, Spence ?
— Je ne sais pas. Pas vraiment. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas continuer mon travail ici. »
C’était une surprise. « Oh ? » Son visage était resté calme et feignait l’indifférence.
Il la regarda, essayant désespérément de retrouver un peu de l’intimité qu’ils avaient partagée par le passé. « Cela ne sert plus à rien. » Le commentaire aurait aussi bien pu s’appliquer à l’état de leurs relations. Elle détourna son regard. Il s’empressa d’essayer de corriger l’impression qu’il avait pu lui donner. « Je veux dire que cela n’est plus important. Quelque chose a changé pour moi ici, Ari. Il y a tellement de choses à faire… Je ne pourrais plus me contenter de la recherche. Pas après ce que j’ai vu.
— Ah !
— Tu comprends cela, n’est-ce pas ?
— Je suppose que oui. Nous sommes tous passés par des choses terribles. »
Spence secoua la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est moi qui ai changé, Ari. » Il cherchait ses mots. « Dieu m’a appelé. Pour la première fois de ma vie, je sens que j’ai été appelé à quelque chose qui dépasse mes propres ambitions.
— C’est merveilleux, Spence ! » Ari eut un sourire forcé. « Je suis sincère. Je suis heureuse pour toi. »
Tout allait de travers. Rien ne se passait comme il l’avait espéré. Le fossé entre eux s’élargissait de minute en minute. Et il ne semblait y avoir aucun moyen de le combler.
« Que vas-tu faire ? » demanda Ari d’une voix hésitante.
Spence haussa les épaules. « Je crois que je vais attendre un peu avant de prendre une décision.
— Je vois.
— Je ne me vois pas me précipiter trop vite dans quelque chose.
— Bien sûr. »
Elle ne lui rendait pas la tâche facile. Spence respira profondément et se lança.
« Je pensais rentrer chez moi pour quelques semaines. J’aimerais voir ma famille… il y a pas mal de problèmes que j’avais laissés en suspens et que j’aimerais résoudre, pas mal de temps perdu à rattraper…»
Il la regarda, et elle détourna son visage, mais il crut voir son menton trembler et son œil se mouiller.
« En fait, je me demandais si tu voudrais bien m’accompagner. »
Je l’ai dit ! Enfin !
Elle le regarda et aussitôt son comportement changea. Spence sentit une impression de chaleur l’envahir.
« Oh, Spence. Vraiment ?
— Oui. C’est-à-dire que… Il y a des gens que je voudrais te faire connaître. Ma famille. » Ils restèrent un moment face à face. Spence sentit la pièce basculer légèrement et soudain Ari se retrouva dans ses bras et il avait le visage enfoui dans ses cheveux. Le monde avait retrouvé sa fraîcheur, une fraîcheur au parfum de citron.
« Ah, je préfère cela ! » Le couple se retourna et ils virent qu’Adjani et Kyr les regardaient. « Je commençais à me demander combien de temps il vous faudrait pour refaire connaissance », dit Adjani.
Spence était conscient du fait que tous les yeux étaient tournés vers lui maintenant. Peu lui importait.
« Adjani et moi, nous avons parlé, dit Kyr. Il y a quelque chose que je tiens à te dire devant tes amis. » Le Martien se redressa pour parler. « J’ai décidé qu’il était temps de faire cadeau des biens de mon peuple au peuple de la Terre.
— Spence, reprit Adjani, il veut que tu diriges l’équipe chargée de répertorier les trésors de Mars ! »
Spence ne répondit pas. Il ne savait vraiment pas quoi dire.
« Tu as entendu ? On n’a pas vu une chose pareille depuis plus de dix mille ans ! » Adjani crut deviner la cause de l’hésitation de Spence.
« Je sais que tu veux faire quelque chose en ce qui concerne toute la pauvreté et les maladies dans le monde, que tu veux aider ces gens que tu as vus là-bas. Tes yeux se sont ouverts sur un monde dont tu ne savais même pas qu’il existait et tu as peut-être l’intention d’y retourner avec de la nourriture et des médicaments. Mais ne se pourrait-il pas que Dieu mette entre tes mains les moyens d’accomplir cela à une échelle beaucoup plus grande que si tu devais agir seul ? Réfléchis ! En tant que chef de l’équipe qui fera la découverte, tu pourrais décider de la répartition des dons du peuple de Kyr pour le plus grand bien des habitants de la Terre. »
Fidèle à sa désignation, Adjani le « détonateur » avait établi la connexion. Il fallut plusieurs minutes à Spence avant de pouvoir prononcer un mot. Il avait la gorge nouée. Il sentit le bras d’Ari prendre le sien et le serrer.
« C’est mon désir le plus cher, dit Kyr. Tu m’as prouvé que les habitants de la Terre étaient dignes de confiance. Nous devons réparer le mal qu’a fait Ortu. Il a laissé par son action une lourde dette de souffrances que nous devons payer. Il est temps de vous donner ce qui a été préservé pour vous. C’est Dal Elna qui m’a inspiré.
— C’est un grand honneur, dit Spence. Bien sûr, j’accepte. Mais seulement à la condition qu’Adjani partage avec moi cette responsabilité, et que toi, Kyr, tu restes avec nous pour nous conseiller et éclairer nos décisions. »
Le Martien fit signe de la tête qu’il était d’accord, et Adjani qui dansait pratiquement de joie s’écria : « Excellent ! Commençons tout de suite !
— Pas si vite ! Vous pouvez vous y mettre tout de suite tous les deux, mais j’ai quelques affaires personnelles à régler. » Il regarda Ari. « N’est-ce pas ? »
À ce moment arrivèrent Packer et Kalnikov encadrant Gita avec son turban bleu. Zanderson, radieux, les suivait de près.
« Mesdames et messieurs, déclara-t-il solennellement en faisant un clin d’œil à sa fille, le Dr Sundar Gita a décidé de rester parmi nous un moment pour des cours de remise à niveau : enseignement et matériel fournis gracieusement par GM, bien sûr. Et qui sait, il se peut qu’il se plaise ici et qu’il décide de rester. Nous allons faire venir sa femme et ses filles par la prochaine navette.
— Vous êtes trop bon. On a pourtant bien besoin de moi, chez moi. » Il sourit. « Mais je sais que ma femme et mes filles ne me pardonneraient jamais de leur faire manquer une telle chance de venir ici. C’est un rêve qui va se réaliser !
— Bienvenue à bord ! » répondirent-ils tous en chœur.
Zanderson regarda autour de lui. « Et à propos, je voudrais féliciter… c’est drôle, j’aurais juré que Spence et Ari étaient là à l’instant. »
La fraîcheur du jardin était agréable après la chaleur plutôt étouffante de la réception. La station était inclinée contre le soleil et les panneaux solaires s’ouvraient sur un tapis d’étoiles. On n’entendait que le chant nocturne des grillons dans les arbustes et le murmure d’une fontaine toute proche. L’air humide et chargé de senteurs était parfaitement calme dans l’obscurité. Ils avaient épuisé les mots et maintenant Spence et Ari se promenaient sans autre but, seuls dans la verdure, leurs pas éclairés par de petites lanternes dissimulées dans le feuillage le long des allées.
« Nous ferions mieux de rentrer, dit Spence après un moment de silence, avant qu’ils n’envoient une équipe à notre recherche.
— Mmm… soupira Ari en relevant la tête qu’elle avait posée sur son épaule. J’ai l’impression d’être dans un rêve. Dommage qu’il doive s’arrêter. »
Elle se tourna vers lui pour lui faire face, enserrant sa taille entre ses bras.
« Il ne s’arrêtera pas, dit-il en l’attirant vers lui. En fait, le rêve ne fait que commencer. »